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Marché de la drogue : la France « submergée par le narcotrafic » 

Le Sénateur Jérôme Durain et le Sénateur Etienne Blanc, les deux co-rapporteurs du rapport.

Le rapport choc de la commission d’enquête sénatoriale, rendu public le 14 mai dernier, dresse un bilan alarmant du trafic de drogue en France. Réalisé par les sénateurs Jérôme Durain (Groupe socialiste, écologiste et républicain) et Etienne Blanc (Groupe LR), il souligne une intensification dramatique du narcotrafic sur tout le territoire national. En 2022, la quantité de cocaïne saisie a atteint 27,7 tonnes, soit cinq fois plus qu’il y a dix ans. Les réseaux de narcotrafic se montrent de plus en plus violents, comme en témoigne le nombre élevé de règlements de compte mortels à Marseille. Jérôme Durain, l’un des co-rapporteurs, nous livre son constat après six mois d’enquête

Le Pandore  – A quel moment le point de bascule est-il intervenu qui vous fait dire que la France est « submergée » par le narcotrafic ?
Jérôme Durain ­− Le narcotrafic n’est pas un phénomène nouveau. Mais j’ai parfois eu l’impression pendant les travaux de notre commission d’enquête que nous étions au bord du précipice. Il est cependant difficile de dater précisément le point de bascule. Si la France est submergée par le narcotrafic, c’est avant tout parce que notre pays subit les conséquences d’une explosion du trafic de cocaïne depuis dix ans et de l’arrivée massive de drogues de synthèse toxiques et peu onéreuses qui sont le danger de demain. Il subit également les mutations d’un trafic « ubérisé » et est devenu l’exemple d’un ultra-capitalisme débridé, dans lequel la violence et la corruption sont des instruments de base du business

Le Pandore – Quelles sont les zones touchées aujourd’hui, qui ne l’étaient pas il y a dix ans ?
Jérôme Durain ­− Dans l’imaginaire collectif, la drogue est souvent assimilée uniquement aux grandes métropoles. De la drogue à la campagne, il y en a pourtant depuis longtemps. Mais ce qui est nouveau, c’est que le trafic (et pas seulement la consommation) a gagné du terrain partout.
Je cite souvent l’exemple d’une commune de 1 500 habitants de mon département (Saône-et-Loire) où un laboratoire d’héroïne a été découvert alors même que le maire n’était pas au courant.
Je retiens aussi Verdun où nous nous sommes rendus avec la commission d’enquête. Les zones urbaines, quelle que soit leur taille, sont des points de rebond pour la drogue. Le trafic de stupéfiants est un phénomène émergeant dans les petites villes françaises. Bien souvent, celles qui se situent à proximité des axes de circulation et des frontières sont des zones privilégiées par les trafiquants.

Le Pandore  – Vous dîtes, dans ce rapport, que le narcotrafic est une menace pour la démocratie. C’est un constat particulièrement grave. Quels sont vos arguments ?
Jérôme Durain ­− Nous avons constaté un manque criant de moyens humains, juridiques et techniques pour les services répressifs et pour les juridictions, ce qui rend l’engagement des effectifs engagés sur le terrain encore plus admirable. Mais aussi des défaillances à de nombreux niveaux, qui montrent que nous n’avons pas pris la mesure du risque existentiel que le narcotrafic fait peser sur nos institutions alors même que l’exemple de certains de nos voisins le montre : s’il devient assez puissant, il n’hésitera pas à s’attaquer à l’Etat.
Le narcotrafic s’affirme comme une menace pour les intérêts fondamentaux de la Nation. Il faut un sursaut, c’est-à-dire une réponse rapide et ambitieuse des pouvoirs publics, et notamment du gouvernement, pour donner des moyens supplémentaires aux forces de l’ordre et juridictions, pour repenser le régime d’incarcération des trafiquants et pour redonner toute sa place au renseignement.

Le Pandore – Marseille, selon votre rapport, symbolise l’échec des politiques de lutte contre le narcotrafic. Merci de nous éclairer sur ce point.
Jérôme Durain ­− L’attention médiatique s’est largement focalisée sur Marseille au cours de l’année 2023 ; cette vigilance était nécessaire au vu du lourd tribut payé par la cité phocéenne à la barbarie des trafiquants.
L’exemple de la ville de Marseille est à ce titre le plus édifiant même si bien d’autres territoires, la Seine-Saint-Denis, ou certains quartiers de villes grandes ou moyennes, sont particulièrement impactés par les violences des narcotrafiquants.
Le déplacement effectué par la commission à Marseille et les auditions des autorités judiciaires et administratives ont rappelé la prégnance des trafics de stupéfiants au sein de ce la cité phocéenne.
Ce que nous pouvons craindre, c’est que Marseille représente le futur de bien d’autres territoires de notre pays. La riposte est donc centrale. On sait que l’Etat a déjà considérablement augmenté les moyens sur place. Mais est-ce suffisant ? Si les effectifs du tribunal judiciaire de Marseille ont bien été augmentés, parallèlement le nombre de dossiers en stock liés à la criminalité organisée a augmenté de 21 % entre 2022 et 2023, avec une augmentation de près de 91 % pour les seuls règlements de compte. 

Le Pandore – L’exécutif est-il trop laxiste ? ou bien la justice l’est-elle ?
Jérôme Durain ­− Je ne crois pas à un supposé laxisme de l’exécutif, qui est mobilisé sur le sujet, ou de la justice. Tous les représentants de l’Etat, fonctionnaires de Police, de Gendarmerie, des Douanes personnels de la Justice… tous ceux que nous avons rencontrés se mobilisent tous les jours. Aucun d’eux ne m’a paru verser dans le laxisme !

Le Pandore  – Quelles solutions préconisez-vous ?
Jérôme Durain ­− Si je devais résumer nos propositions les plus marquantes, je dirais qu’il faut peser d’abord sur quatre chantiers essentiels : rénover la procédure pénale,doter la lutte contre le narcotrafic de « chefs de file »,lutter contre un blanchiment devenu endémique pour redonner à l’Etat les fruits du narcotrafic,et enfin faire barrage à la marée montante de la corruption.

Le Pandore – Faut-il s’attaquer davantage au haut du spectre, plutôt que de faire des opérations « Place nette » ?
Jérôme Durain ­− Je ne vais pas contester l’utilité de ces opérations « Place nette », elles contribuent à ramener un peu de tranquillité et ont le mérite de pointer qu’il existe encore une volonté politique de lutte contre ces trafics. Mais en aucune façon, ces opérations ne peuvent tenir lieu de politique globale. Sinon, elles vont provoquer une vague de déception massive…   
Quelque 473 opérations « Place nette » ont été menées entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024. Les saisies de drogues autres que le cannabis sont très faibles ­− moins de 40 kilogrammes pour la cocaïne ­− ­, à peine quelques millions d’euros saisis, pour plus de 50 000 gendarmes et policiers mobilisés. Si on se limite aux seules opérations dites « XXL », les résultats ne sont pas meilleurs, avec à peine 18 kilogrammes de cocaïne saisis.
Des questions, non moins importantes, demeurent aussi sur l’articulation entre les opérations « Place nette » et les enquêtes judiciaires et patrimoniales, seules à même de véritablement permettre de remonter une filière et de faire durablement tomber des réseaux.

Le Pandore – Que représente la corruption dans cet état des lieux ?
Jérôme Durain ­− L’un des phénomènes les plus inquiétants que la commission d’enquête a observé au cours de ses travaux est celui de la montée, insidieuse mais certaine, de la corruption des agents publics et privés. Consultation illégale des fichiers de police pour prévenir les trafiquants des surveillances en cours contre eux, achat de « services » auprès des dockers pour des montants allant jusqu’à 100 000 euros…
La corruption n’est pas recensée comme telle dans de nombreux cas ; elle n’est même pas systématiquement signalée, pour la sphère publique, aux inspections compétentes, empêchant d’avoir une vision statistique claire du phénomène dont on sait pourtant qu’il est grandissant et qu’il constitue un risque existentiel pour nos institutions.

Le Pandore – Les effectifs de lutte contre les trafics de stupéfiants sont-ils suffisants ?
Jérôme Durain ­− Nous avons constaté un manque criant de moyens humains, juridiques et techniques pour les services répressifs (Police, Gendarmerie, Douanes) et pour les juridictions, ce qui rend l’engagement des effectifs sur le terrain encore plus admirable.
Les villes qui ne sont pas des « capitales régionales » apparaissent particulièrement sous-dotées pour répondre à la menace. Autre exemple, au niveau des compagnies de gendarmerie départementale, dont les missions sont généralistes, le nombre de militaires est insuffisant pour les affecter en nombre suffisant à un champ infractionnel spécifique. Certaines unités ont ainsi fait le choix, comme à Saint-Quentin, de créer des groupes spécialisés, mais sous le plafond des effectifs existants et au détriment des effectifs affectés aux autres missions.

Le Pandore ­ – Au cours de vos six mois d’investigation, qu’est-ce-qui vous a le plus marqué ?
Jérôme Durain ­− Je veux d’abord retenir le positif : l’engagement de tous les personnels impliqués sur la question, parfois au péril de leur vie, souvent dans une grande insécurité juridique, toujours en sacrifiant leur vie personnelle.

Le rapport du Senat sur le sujet

Lire également sur la version numérique du Journal le Pandore et la Gendarmerie n°41

Rédigé par pandore

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