La DETT s’applique bien aux militaires
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a publié son arrêt concernant l’affaire C-742/19, B. K. contre Republika Slovenija. Un sous-officier de l’armée Slovène est à l’origine de la demande. Il exigeait le paiement de ses heures supplémentaires, arguant que ses astreintes sur base devaient être considérées comme du temps de travail.
La CJUE devait donc répondre à deux questions :
« L’article 2 de la directive [2003/88] s’applique-t-il également aux travailleurs qui travaillent dans le domaine de la défense et aux militaires qui effectuent des gardes en temps de paix ? »
« L’article 2 de la directive [2003/88] fait-il obstacle à une réglementation nationale en vertu de laquelle les périodes d’astreinte des travailleurs qui travaillent dans l’armée, effectuées sur le lieu de travail ou en un endroit déterminé (mais pas à domicile) et la présence des militaires qui travaillent dans le domaine de la défense en périodes de garde, lorsque ces militaires n’effectuent pas de travail effectif, mais doivent être physiquement présents dans la caserne, ne sont pas incluses dans le temps de travail ? »
Sur la première question, la CJUE a été claire. Sans détour, elle répond : « Oui, mais… » Comme nous l’avons toujours défendu, à contre courant des responsables militaires ou politiques qui raisonnaient sur le fondement d’une application indifférenciée de la directive, celle-ci dispose depuis 2003 de cas dérogatoires (Art. 17 et suivants de la directive) permettant de prendre en compte les spécificités des forces armées. Ainsi, l’application de la directive relève non pas d’un statut mais des activités (missions). C’est une approche contraignante, impliquant des réformes complexes mais, in fine, logiques au regard du but à atteindre.
65. En effet, ainsi qu’il a été rappelé aux points 55, 56 et 58 du présent arrêt, bien qu’il vise à préserver l’exercice effectif des fonctions essentielles de l’Etat, l’article 2, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive 89/391 doit être interprété restrictivement et a pour objet de faire échapper au champ d’application de cette directive et, par voie de conséquence, à celui de la directive 2003/88 non pas certains secteurs de la Fonction publique, considérés dans leur globalité, mais seulement certaines catégories d’activités dans ces secteurs, en raison de leur nature spécifique.
66. Or, d’une part, la Cour a déjà jugé que l’article 2, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive 89/391 ne peut justifier l’exclusion intégrale du personnel non civil des administrations publiques du champ d’application de cette directive (voir, en ce sens, l’arrêt du 12 janvier 2006, Commission/Espagne, C-132/04, non publié, EU:C:2006:18, points 30 à 40).
Les armées sont donc soumises à la DETT, non pas de manière globale, mais bien selon les missions réalisées. La Cour répond au passage aux arguments développés par les Etats sur leur souveraineté en matière de sécurité nationale :
40. Selon une jurisprudence constante de la Cour, bien qu’il appartienne aux seuls Etats-membres de définir leurs intérêts essentiels de sécurité et d’arrêter les mesures propres à assurer leur sécurité intérieure et extérieure, y compris les décisions relatives à l’organisation de leurs forces armées, le seul fait qu’une mesure nationale a été prise aux fins de la protection de la sécurité nationale ne saurait entraîner l’inapplicabilité du droit de l’Union et dispenser les Etats-membres du respect nécessaire de ce droit. Il doit en aller de même des mesures nationales adoptées aux fins de la protection de l’intégrité territoriale d’un Etat-membre.
La Cour développe sa position, dans la droite ligne des arrêts précédents :
69. Au contraire, certaines activités susceptibles d’être exercées par les membres des forces armées, comme celles liées notamment à des services d’administration, d’entretien, de réparation, de santé, de maintien de l’ordre ou de poursuite des infractions, ne sauraient être exclues, dans leur intégralité, du champ d’application de la directive 2003/88.
Elle évoque ici la situation des personnels de la Gendarmerie nationale et déclare de manière explicite que la directive a vocation à s’appliquer sur le champ missionnel occupé par la maréchaussée.
Les spécificités du statut militaire sont néanmoins traduites au travers des considérants suivants qui développent de manière pédagogique les cas hors champ d’application :
74 ? Il en va ainsi lorsque, eu égard à la gravité et à l’ampleur de l’ensemble des circonstances pertinentes, il apparaît qu’il est impossible de protéger la population tout en organisant les activités des forces armées de telle manière que chacun de leurs membres puisse bénéficier des garanties prévues par la directive 2003/88 en matière de durée du temps de travail et du temps de repos, notamment par un mécanisme de rotation des effectifs.
75. D’autre part, […] certaines catégories d’activités militaires échappent, dans leur intégralité, au champ d’application de la directive 2003/88, lorsque ces activités sont à ce point spécifiques qu’elles s’opposent de manière contraignante et permanente au respect des exigences imposées par cette directive.
76. Tel est le cas des activités exercées par des membres des forces armées qui, en raison de leurs hautes qualifications ou du caractère extrêmement sensible des tâches qui leur sont assignées, ne peuvent que très difficilement être remplacés par d’autres membres des forces armées, au moyen d’un système de rotation permettant de garantir tout à la fois le respect des périodes maximales de travail et des périodes de repos prévues par la directive 2003/88 et le bon accomplissement des missions essentielles qui leur sont imparties.
77. Il importe de relever que tous les militaires appelés à prêter leur concours aux opérations impliquant un engagement militaire des forces armées d’un Etat-membre, que celles-ci se déploient, de façon permanente ou occasionnelle, à l’intérieur de ses frontières ou à l’extérieur de celles-ci, exercent une activité qui […] doit, par sa nature même, être exclue, dans son intégralité, du champ d’application de la directive 2003/88.
81. Afin de garantir l’efficacité opérationnelle des forces armées, les militaires doivent pouvoir être confrontés, au cours de leur formation initiale et de leur entraînement opérationnel, à des situations qui permettent de reproduire au plus près les conditions, y compris les plus extrêmes, dans lesquelles les opérations militaires proprement dites se déroulent. Or, un tel objectif légitime ne pourrait être atteint si les règles relatives à l’aménagement du temps de travail, prévues par la directive 2003/88, devaient être respectées au cours de cette formation initiale et de ces entraînements opérationnels.
Le constat semble équivoque. La Gendarmerie, dans le cadre de ses missions de sécurité intérieure (maintien de l’ordre, poursuite des infraction) est donc dans le champ de la directive Européenne, ce qui n’est pas le cas pour des missions ou des unités spécifiques (GIGN, OPEX, ESOG…), voire pour certaines qualifications rares. Une étude d’impact doit donc déterminer quelles missions, quelles unités, quels postes sont susceptibles de dépendre du champ d’application de la directive.
Sur la seconde question, la CJUE rappelle sa position constante :
93. […] l’intégralité des périodes de garde au cours desquelles les contraintes imposées au travailleur sont d’une nature telle qu’elles affectent objectivement et très significativement la faculté, pour ce dernier, de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de consacrer ce temps à ses propres intérêts. Inversement, lorsque les contraintes imposées au travailleur au cours d’une période de garde déterminée n’atteignent pas un tel degré d’intensité et lui permettent de gérer son temps et de se consacrer à ses propres intérêts sans contraintes majeures, seul le temps lié à la prestation de travail qui est, le cas échéant, effectivement réalisée au cours d’une telle période constitue du « temps de travail », aux fins de l’application de cette directive [arrêt du 9 mars 2021, Radiotelevizija Slovenija (Période d’astreinte dans un lieu reculé), C-344/19, EU:C:2021:182, points 37 et 38 ainsi que jurisprudence citée].
Les gendarmes ont majoritairement leurs astreintes dans leur logement concédé par nécessité absolue de service, potentiellement avec leur famille. Cependant, toute astreinte immédiate leur interdit de fait de quitter la caserne. En cela, nous pouvons considérer qu’il s’agit de contraintes fortes qui limitent la capacité du militaire à se consacrer à ses propres intérêts. Premier à marcher, Officier de police judiciaire, gradé de permanence, etc etc… Le nombre d’astreintes immédiates pourrait être considéré comme du temps de travail au sens de la directive. Un simple délai permettant de regagner cette capacité à aller faire du sport en salle, en club, à faire quelques courses peut suffire à lever cette barrière juridique. Pour les gendarmes d’astreinte loin de leur LCNAS et de leur famille, la contrainte est totale dès lors que leur capacité à se consacrer à leur intérêts personnels est limitée.
Conclusion :
Sur l’application de la directive aux militaires, la Cour confirme sa position en rappelant que, dans le respect des impératifs opérationnels, certaines missions relèvent des dispositions de la DETT. Les Etats-membres disposent d’une marge d’appréciation afin de déterminer avec précision ce qui relève de la sécurité nationale et des situations exceptionnelles. Les Armées vont devoir, avec réticence, mesurer le temps de travail individuel et mettre en place les outils adaptés à cette fin. Cette étape indispensable rejoint une recommandation du HCECM qui n’a toujours pas été suivi d’effet.
Pour la Gendarmerie nationale, force de sécurité intérieure à statut militaire, la transposition nécessitera une réforme de fond qui nécessitera de mieux définir son positionnement. Elle peut, notamment, s’appuyer sur l’exemple de ses homologues européens, membres de la Force de gendarmerie européenne (FGE).
Ce travail devra notamment concerner la gestion des astreintes qui, si elles impliquent des contraintes fortes, doivent être considérées comme du temps de travail. Rappelons les chiffres globaux de temps de service des gendarmes, tel que le HCECM les a publiés :
Comme nous l’avions proposé en mars 2020 au directeur général de la Gendarmerie nationale, des solutions existent en élargissant les astreintes sous délai à des permanences particulières. Le DGE a également permis de réduire le volume global, mais il faut considérer les résultats, mieux perçus, des départements où le dispositif ne s’applique que la nuit.
Le volume de travail annualisé dans le cadre de la directive est de 2 304 heures sur une période d’observation pouvant aller jusqu’à douze mois, une limite définie pour assurer la sécurité et la santé des personnels. L’objectif n’est pas de « banaliser » ou « civiliser » la Gendarmerie, mais de les protéger. Les responsabilités des militaires sont importantes, écrasantes. Une gestion du temps de travail est indispensable pour assurer qu’en toutes circonstances, le gendarme soit en capacité de réagir efficacement. L’épuisement, physique comme psychologique, sera un bien maigre argument lorsqu’une erreur de jugement vous aura amené à utiliser votre arme alors que les circonstances ne l’exigeaient pas. Ce sera un bien maigre argument lorsque la presse, les réseaux, les citoyens ne verront que le mauvais geste au maintien de l’ordre mais pas les centaines d’heures enchainées en quelques jours. Nous parlons bien, et uniquement, de protection, de sécurité, pour tous. Il est important de le rappeler.
Nous entrons dans une ère importante de transformation. GendXXI qui alerte depuis 2015 sur la non-conformité du droit français au regard de la DETT, maintient sa proposition de participer aux nécessaires débats et travaux pour une transposition efficace, voulue et non subie.
Depuis sa fondation, GendXXI est particulièrement engagé sur le temps de travail des militaires, en particulier des gendarmes. Nous avons toujours été ouverts au dialogue et en avons fait notre priorité. De leur côté, le gouvernement et les ministères doivent prendre la mesure de ces décisions et appliquer les textes que la France a ratifiés. GendXXI prendra ses responsabilités et, en toute indépendance, initiera l’ensemble des mesures nécessaires à l’application rapide des décisions de la CJUE.
Nous agirons toujours pour la défense des droits des gendarmes et de l’ensemble des militaires.
Source : GendXXI